Saisir
la prodigieuse cohérence d’une pensée qui, parce qu’elle n’a jamais
renié sa dimension révolutionnaire, nous offre les meilleures clés pour
comprendre notre temps.
Paru dans le Monde Diplomatique,
en août 2006.
Guy Debord, l’irrécupérable
La publication, en près de deux mille pages, des « Œuvres »
de Guy Debord (1931-1994) fournit l’occasion d’aller au-delà de la
légende situationniste, et de saisir la prodigieuse cohérence d’une
pensée qui, parce qu’elle n’a jamais renié sa dimension révolutionnaire,
nous offre les meilleures clés pour comprendre notre temps.
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Situation paradoxale que celle de Guy Debord, dans le panorama intellectuel français ;
d’un côté, tout le monde le cite, fait référence à lui, jusqu’aux
agents même du spectacle dont il aura été toute sa vie l’adversaire ;
d’un autre côté, on ne peut qu’être frappé de l’étrange discrétion de
la presse devant la parution en volume de l’ensemble de ses œuvres (1).
Un tel livre, pourtant, qui rassemble, outre ses ouvrages déjà publiés,
tout un précieux recueil de lettres, de directives, d’interventions,
d’articles parus en revues, de notes inédites, est d’évidence un
événement : permettant, tout à la fois, d’éclairer le cheminement de
cette pensée, année par année, et d’en saisir l’impressionnante
cohérence. Mais tout se passe comme si Debord, désormais, se devait
d’être ramené à quelques clichés, à quelques formules stéréotypées et
affadies sur la « société du spectacle » ; et cela, au détriment du parti pris indéfectiblement révolutionnaire de
celui qui n’aura eu d’autre objectif, dans ses textes comme dans sa
vie, que de nuire à l’ordre établi – ou, du moins, de ne rien lui
concéder.
Au début des années 1950, Debord est au centre d’un petit groupe de
jeunes gens qui s’évertuent, dans la lignée de certaines avant-gardes du
début du siècle, à soutenir que l’art est mort en tant qu’entité « séparée », que la poésie doit désormais passer dans la vie. Dada, pensent-ils, a voulu supprimer l’art sans le réaliser ;
le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer : c’est
précisément cet antagonisme qu’il s’agit de dépasser. Chaque vie doit
être inventée, et non subie ; la ville (en l’occurrence Paris) est le territoire même des « dérives », des
aventures (d’où le scandale fomenté, par exemple, contre Le Corbusier,
coupable selon eux de soutenir une conception de l’urbanisme visant à « détruire la rue »). L’objectif est de « créer des situations » – ce qui implique un dédain affirmé envers tout l’art existant, et plus généralement envers toute culture « aliénée », coupée de l’expérience directe. Tout au plus peut-on prendre acte de la « décomposition » de cette culture, et imaginer (après Lautréamont) les techniques permettant de la « détourner »...
Dans une deuxième période (correspondant, en gros, au passage de
l’Internationale lettriste à l’Internationale situationniste), Debord va
très nettement élargir le champ d’action – c’est-à-dire le politiser.
La contestation de la culture débouche logiquement sur celle de la
société. La rencontre avec Marx était inévitable – encore qu’il
s’agisse, en ce cas, d’un marxisme hétérodoxe, aux antipodes du
communisme officiel (pour Debord et ses amis, c’est la « contre-révolution »
qui a triomphé, au XXe siècle, lorsque l’Etat totalitaire s’est
substitué en Russie au pouvoir des soviets, ou lorsque les soulèvements
libertaires de la guerre civile espagnole ont été écrasés par la
bureaucratie stalinienne).
Debord, surtout, perçoit ceci : la logique de la « marchandise », dont Marx avait analysé le lien au système de production, s’étend désormais à tous les aspects de la vie quotidienne ; la part de « loisir »
dégagée par l’évolution technique, loin de susciter des libertés
supplémentaires, débouche sur l’expansion du spectacle, propulsant des
besoins factices sans cesse renouvelés, soumettant nos vies à des
représentations manipulées et falsifiées, qui deviennent notre
rapport au monde. C’est l’époque, pour Debord, de nouvelles complicités
internationales, d’alliances tactiques scandées par des « manifestes »
(le groupe ne cesse de se recomposer), et aussi d’une intense
élaboration théorique – ce qui débouchera, en 1967, sur ce livre décisif
qu’est La Société du spectacle, implacable ensemble de thèses impeccablement martelées.
« Le spectacle, écrit Debord, n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » ; la « société du spectacle » n’est pas seulement l’hégémonie du modèle médiatique ou publicitaire, mais, au-delà, le « règne
autocratique de l’autonomie marchande ayant accédé à un statut de
souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de
gouvernement qui accompagnent ce règne ».
On connaît la suite : la propagation souterraine de ces thèses, leur
ramification dans le milieu étudiant, de Strasbourg à Nanterre, et pour
finir l’explosion de Mai 68, dont l’esprit situationniste apparaît comme
le foyer secret, brûlant, irradiant, peut-être moins par son influence
directe (notamment, à la Sorbonne, sur le Comité pour le maintien des
occupations) que par son inspiration diffuse. C’est lui qui vibre alors
dans les slogans, les affiches, les inscriptions qui envahissent les
rues.
La suite est plus sombre. Debord se rend compte, assez vite, que ce
qu’il a propulsé risque, par extension, de sombrer dans le lieu commun,
c’est-à-dire d’être dilué dans une « contestation » banalisée, conformiste. D’où la dissolution de son « Internationale »
(qui n’a jamais, au mieux, compté qu’une quinzaine de membres), le
repli, les exils volontaires (notamment en Italie, occasion de démontrer
la vraie nature du « compromis historique »
sollicité par les communistes, et d’indiquer, avec une imparable
lucidité, la manipulation et l’infiltration des Brigades rouges par le
pouvoir d’Etat).
Rencontre, ensuite, avec un mécène, Gérard Lebovici, dont les
éditions publieront les auteurs de prédilection de Debord (de Gracián à
Orwell), et qui consacrera une salle à la diffusion exclusive de ses
films (car toute cette aventure aura été ponctuée par une singulière
activité cinématographique, visant à détruire le spectacle de
l’intérieur, avec ses propres armes retournées). Lebovici, un jour, sera
assassiné, dans des circonstances mal élucidées. Debord, lui, de plus
en plus irréductible, de plus en plus isolé dans sa radicalité, à
l’heure où la plupart des soixante-huitards se rallient à l’ordre
libéral établi, consacrera ses derniers efforts à riposter aux images (le plus souvent calomnieuses) qui sont données de lui, et de ses œuvres.
S’engageant dans une écriture à la fois classique, subversive,
souveraine, condensée, désabusée, n’hésitant plus désormais (ce qui
culmine dans le prodigieux Panégyrique) à évoquer sa propre expérience, à la première personne – non par narcissisme (car le narcissisme est aussi
l’un des ingrédients du spectaculaire), mais plutôt pour suggérer que
la résistance au monde intégralement marchandisé revient aussi à
affirmer, envers et contre tout, qu’une autre façon de vivre est
possible que celle qui nous est imposée.
Le livre majeur de cette ultime période, c’est sans doute les Commentaires sur la société du spectacle,
de 1988, où Debord étend et approfondit ses analyses de 1967, en nous
livrant le diagnostic le plus pénétrant qui soit sur le monde
contemporain, et les principales clés permettant de le comprendre. Un an
avant la chute du mur de Berlin, il pressent que l’opposition entre la
forme « concentrée » du spectacle (les régimes communistes) et sa forme « diffuse » (le capitalisme occidental) est sur le point d’être surmontée, fondue dans un « spectaculaire intégré » régnant désormais planétairement sans partage. Ses traits caractéristiques ? Le « renouvellement technologique incessant » (par exemple, la marchandise informatique imposée, transformant tout utilisateur en client assujetti) ; la « fusion économico-étatique » (l’absorption de l’Etat dans le marché) ; le « secret généralisé » (les vraies décisions sont inaccessibles, le modèle mafieux triomphe dans l’instance politique) ; le « faux sans réplique » (pour la première fois, les maîtres du monde sont aussi ceux de ses représentations) ; le « présent perpétuel » (abolition de toute conscience historique).
Cela crée un univers de servitude volontaire sans précédent (la véritable nouveauté du spectacle, selon Debord, c’est « d’avoir pu élever une génération pliée à ses lois ») : « Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais, et tel doit bien être le spectateur. » L’heure,
d’évidence, n’est plus aux grandes utopies collectives, le spectacle a
tout envahi, tout absorbé, y compris les critiques partielles,
localisées, de son système, qui n’en visent que les effets périphériques
– il n’en est pas moins possible de refuser radicalement ce système. Ce
qui, au demeurant, chez Debord, n’exclut pas une certaine tonalité de
nostalgie : la régression est telle, désormais, qu’il peut être
révolutionnaire de regretter certains aspects révolus du passé – ceux,
justement, que le spectacle a anéanti...
Au total, donc, un vol
ume passionnant, où l’on peut suivre le
parcours de Debord dans toutes ses étapes – dont aucune n’est le
reniement des précédentes. A noter : la fulgurance de certains textes
ici publiés, jusqu’alors inédits, ou introuvables. Par exemple, cette « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie », de 1965, à l’époque où le putsch de Houari Boumedienne évinça M. Ahmed Ben Bella ; ou cet étonnant article de 1967 sur la révolution culturelle chinoise, analysée dans toutes ses contradictions ; ou encore, plus près de nous, ces « Notes inédites sur la question des immigrés » (décembre 1985) – où Debord pose la question dérangeante entre toutes de savoir à quoi, exactement, les immigrés sont sommés de « s’intégrer », au moment où le spectacle est en passe de complètement américaniser ce qui reste de la France...
Autant d’analyses précises, clairvoyantes, anticipatrices, ne cédant à
aucun lieu commun (aux antipodes, notamment, des stéréotypes et des
aveuglements de la gauche conformiste). Il ne s’agit pas seulement, ici,
de remarquer que Debord n’a jamais manifesté la moindre complaisance
envers le « camp socialiste », ou les dictatures du tiers-monde ; ou encore faut-il se demander pourquoi, chez lui, c’est la recherche du point de vue le plus révolutionnaire qui génère, sur tous ces sujets, le maximum d’intelligence et de lucidité.
A noter aussi l’extraordinaire intérêt de ses textes
cinématographiques. Car même s’il s’agissait, pour lui, de détruire ce
code de l’intérieur (en brisant toute fascination spectatrice, en
dissociant systématiquement l’image et le son, en affirmant le primat de
la pensée sur le « visuel »,
le plus souvent ramené à des images documentaires ou à des plans
détournés), il n’en reste pas moins que les films de Debord (et
par-dessus tout ce chef-d’œuvre qu’est In girum imus nocte et consumimur igni)
représentent une tentative inouïe de projeter du côté de la conscience
(historique et subjective) un art en principe voué à l’évacuer. D’où des
films qui tiennent à la fois de l’essai, de la confession, de la
méditation, de la compréhension du monde à travers ses images, et
qui ne peuvent se comparer à rien d’autre – sinon, peut-être, aux
ultimes réalisations de Jean-Luc Godard (et l’on se prend du reste à
regretter qu’aucun dialogue entre ces deux géants, qui se détestaient
cordialement, n’ait jamais pu s’établir) (2)...
Il est permis, certes, de ne pas adhérer aveuglément à tout ce qu’a
écrit ou soutenu Debord. De trouver excessive et injuste, par exemple,
sa répudiation quasi systématique de tout l’art et de toute la
littérature de son temps – alors qu’il est clair désormais que c’est
précisément toute l’effervescence créatrice du XXe siècle que le
spectacle tend à détruire, ou à rendre « illisible ».
Ou encore : il n’est pas interdit de trouver quelque peu suspecte la
tendance de Debord à opérer, dans les groupes dont il s’est entouré, des
suites régulières de ruptures, d’exclusions, d’épurations, visant
parfois ceux qui lui étaient les plus proches, réduisant d’autant la
portée collective (donc politique) de ses positions. Mais peut-être tout
cela, au fond, n’était-il que la rançon obligée de son intransigeance,
de son exigence quasi absolue de radicalité – lui qui savait que tout
groupe subversif doit s’attendre à être, tour à tour, « égaré, provoqué, infiltré, manipulé, usurpé, retourné ».
C’est cette radicalité, en somme, qui permet à la pensée de Debord
d’être la seule, aujourd’hui, à pouvoir rendre compte de façon critique
de tous les aspects de la marchandisation du monde, et de la « fausse conscience »
qu’elle a pu propager. En définitive, c’est même en cela que Debord
demeure, malgré tous les effets de mode destinés à rendre sa pensée
inoffensive, profondément irrécupérable. « Il est assez notoire, écrivait-il, que je n’ai nulle part fait de concessions aux idées dominantes de mon époque. » Telle est, en effet, la grande leçon qu’il nous lègue – et qu’il faut savoir, comme lui, faire passer dans nos vies.
Guy Scarpetta
Ecrivain. Auteur notamment de L’Age d’or du roman (Grasset, Paris, 1996), de Pour le plaisir (Gallimard, Paris, 1998), de Variations sur l’érotisme (Descartes et Cie, Paris, 2004) et de La Guimard (Gallimard, Paris, 2008).
(1) Guy Debord, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2006, 1904 pages, 31 euros ; édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon, en collaboration avec Alice Debord.
(2) Cette proximité contradictoire entre Debord et Godard a été très bien pointée par Cécile Guilbert (Pour Guy Debord, Gallimard, Paris, 1996), dans l’un des meilleurs essais qui lui ont été consacrés.
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